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Soyez optimistes, bonnes gens. Car la bourse va bien ! En trois mois, les indices boursiers ont grimpé de 10% à Paris, Francfort ou New York. Malgré le Covid. A Paris, le CAC 40 a même touché hier son plus haut niveau depuis la grande crise financière de 2007. Réjouissez-vous, vous dis-je, même si vous n’y gagnez rien. Car c’est signe que les investisseurs reprennent confiance en l’avenir. Qu’ils anticipent la sortie de crise sanitaire. Que l’économie devrait bientôt repartir… comme avant. Sauf qu’à la bourse, l’humeur des investisseurs peut varier du tout au tout. Deliveroo en a fait l’amère expérience la semaine dernière.

Confinement, télétravail, couvre-feu le soir et restaurants fermés… Actuellement, tout pousse à l’envolée des livraisons, en particulier de nos repas. Le britannique Deliveroo, présent dans une douzaine de pays, a voulu saisir la balle au bond et a fait son entrée à la bourse de Londres mercredi dernier. Objectif : vendre 21% de son capital à 70.000 investisseurs, pour récupérer 1,5 milliard de livres (1,7 milliard d’euros). La plus grosse introduction à Londres depuis 10 ans ! Mais aussi… le plus gros flop : l’action a plongé de 30% durant la première séance. Une semaine plus tard, le terrain perdu n’a pas été regagné. Et l’ouverture des échanges, aujourd’hui, au grand public sur l’action Deliveroo devrait faire un nouveau flop.

« Deliveroops » ou « Floperoo », s’amusent les commentateurs. Mais plus qu’une mésaventure boursière, c’est tout le modèle économique de Deliveroo et consors qui est mis en doute. Voire un modèle de société ! Avec cette course à l’argent d’abord, dans cette entreprise qui n’est toujours pas rentable huit ans après sa création, et qui ose pour le 1er avril taquiner ses clients en leur facturant « 38 pizzas et 50 sauces piquantes pour 466 euros ». De quoi s’étouffer, avant de rire jaune, face à un mauvais poisson d’avril la semaine dernière.

Avec la précarité de ses livreurs, ensuite. Ils sont forcément travailleurs indépendants, tout comme chez Uber Eats et consors. Pas de protection sociale, donc. Et une rémunération à la course qui les pousse à conduire plus vite, quels que soient les risques d’accident. Ou à patienter devant les restaurants, sans rien gagner. Le « business model » de ces plateformes repose donc entièrement sur la précarité du travail. En vérité, la plupart des investisseurs s’en moque. Sauf peut-être Aviva ou Aberdeen, qui ont invoqué des raisons éthiques pour s’écarter de cette introduction en bourse. Les autres sont plus inquiets d’un risque lié à la responsabilité sociale de ces plateformes, sans même parler d’un risque légal.

Deliveroo a en effet déjà été condamné en France l’année dernière pour travail dissimulé. En novembre dernier, plusieurs livreurs avaient aussi saisi le tribunal des Prud’hommes. Ce week-end, à Rennes, l’entreprise a par ailleurs subi un mouvement de grève de ses livreurs, conjoint avec ceux de Uber Eats, qui pourrait s’étendre dans l’Hexagone. Enfin, en Espagne, en Italie et au Royaume-Uni, la loi impose désormais à ces plateformes de salarier leurs livreurs. A quand une protection similaire en France, sur proposition de l’Assemblée nationale ? Et à quand une régulation européenne sur le statut des coursiers ?

Le modèle économique de ces plateformes pèse aussi lourdement sur les restaurateurs. En effet, le coût réel de la livraison ne se limite pas au petit 3% généralement payé par le consommateur, un supplément presque indolore. Le restaurateur, lui, doit aussi s’acquitter d’une commission sur le prix de vente facturé au client : elle est de 30% chez Deliveroo et Uber Eats, elle est de 15% chez Just Eat. Pour pouvoir vendre ses plats à emporter à l’heure de la fermeture imposée des restaurants, les restaurateurs n’ont donc d’autre choix que de réduire leur marge bénéficiaire pour pouvoir rémunérer le service de livraison. Voilà qui heurte de plein fouet la chaîne de valeur du secteur de la restauration, déjà bien mal en point.

Hasard du calendrier ? Carrefour et Deliveroo viennent de signer un partenariat européen quia tout l’air d’un cheveu tombé sur la soupe. Notre confrère Challenges nous apprenait hier que les clients de Carrefour vont en effet pouvoir se faire livrer leurs courses à domicile par Deliveroo dans un délai de 30 minutes, comme c’était déjà le cas avec Uber Eats. Et comme le fait aussi par ailleurs Casino, grand concurrent de Carrefour. Quelle que soit l’évolution de nos mœurs et les effets de la crise sanitaire, vous ne m’ôterez pas l’idée que le calendrier de cette communication est bien mal choisi.

Mais revenons aux perspectives pour nos livreurs. Just Eat suit une piste intéressante. Lui aussi livre des repas à domicile, mais il a fait le choix, en février, de proposer à ses coursiers un CDI salarié, incluant droit au chômage et congés payés, et de les rémunérer au Smic horaire et non pas à la course. Ce modèle fonctionnera-t-il ? Voilà dix ans, j’avais interviewé Sébastien Forest, le fondateur d’Allo Resto, devenu Just Eat France en 2012. A l’époque, fort de sa réussite économique, il m’avait dit son intention sincère d’aider d’une façon ou d’une autre des restaurants associatifs. Trois ans plus tard, son successeur Gilles Raison hésitait clairement à l’idée de recourir à des livreurs indépendants. Comme si certaines valeurs d’équité, de solidarité ou de justice sociale, aujourd’hui plus que jamais présentes dans la société française, inspiraient déjà de longue date certains chefs d’entreprise.

Mais surtout, des coopératives de livreurs à vélo permettent aujourd’hui de s’émanciper de la pression des plateformes à gros volume. C’est le cas des Coursiers bordelais depuis 2018, la Poit’à Vélo dans le Poitou, Kooglof à Strasbourg ou encore les vélos-cargo de Olvo à Paris. Soutenues par CoopCycle, la fédération européenne des coursiers à vélo créée en 2017, une quarantaine de coopératives défendent à présent une autre approche du métier : l’amour du vélo, le respect de l’environnement, de meilleures conditions de travail pour les livreurs, la protection du salariat, mais aussi le partage des tâches, des clients et des décisions stratégiques de la coopérative…

« Nous socialisons la livraison à vélo », revendique CoopCycle. Avec une approche partagée. Solidaire. Mutualisée. Et surtout locale. Autant de valeurs essentielles qui ont tout à coup saisi les Français ces douze derniers mois. A mille lieues d’une mondialisation effrénée, de la course aux profits et des introductions en bourse. Deliveroops !

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